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Publicly Available Published by De Gruyter October 27, 2016

Les chengyu du chinois : caractérisation de phrasèmes hors norme

  • Kevin Henry EMAIL logo
From the journal Yearbook of Phraseology

Abstract

Whereas Western scholars have been studying polylexical sequences in European languages for a long time, we cannot but recognise that the investigation into Chinese phrasemes, on the other hand, still needs further development: research on idioms is limited to compiling glossaries and adopts an approach more prescriptive than descriptive, while explanations in specialised dictionaries merely give paraphrase meanings, etymology and very few usage examples. Considering the multiplicity of viewpoints and the abundance of confusing terminology that have prevailed in Chinese phraseological studies, it appears crucial to make an assessment. In this article, after a brief review of the literature in China, we will set out on bringing a new light on one type of phrasemes that is generally considered as one of the most representative in Chinese language, namely sizige chengyu – which we will call “four-syllable idioms” or simply chengyu.

1 Introduction et état de l’art

Si les chercheurs se sont largement penchés sur les séquences polylexicales des langues européennes, force est de constater que le chinois fait, lui, figure de parent pauvre. L’étude des unités phraséologiques s’y borne essentiellement à l’élaboration de dictionnaires, adopte un point de vue plus prescriptif que descriptif et se contente souvent de donner une paraphrase des expressions, d’en élucider l’étymologie et d’en fournir quelques maigres exemples.

La terminologie traditionnelle chinoise distingue ordinairement quatre grands types de locutions phraséologiques :

  • les 谚语 yanyu, équivalents des proverbes et dictons dans les langues occidentales ;

  • les 惯用语 guanyongyu, littéralement « expressions ordinaires/habituelles », dont les équivalents les plus proches seraient les locutions verbales idiomatiques ;

  • les 歇后语 xiehouyu, expressions à double volet (littéralement « interrompues avant la chute », du type quand on parle du loup... [on en voit la queue]) jouant fréquemment sur l’allusion, le non-dit et les jeux de mots ; et

  • les 四字格成语 sizigechengyu, séquences issues de la langue écrite participant généralement d’un style recherché dont le nom signifie littéralement « expressions toutes faites à quatre sinogrammes ».

Depuis une époque assez récente (à partir des années 1950, apparemment sous l’influence de la linguistique soviétique), tous ces phrasèmes sous subsumés sous la catégorie générale des 熟语 shuyu « expressions mûres/familières/connues », et la phraséologie est connue sous le terme 熟语学 shuyuxue « étude des shuyu ».

Dans cet article, nous entreprendrons de jeter un nouvel éclairage sur l’un de ces types de séquences, qui est globalement considéré comme l’un des plus représentatifs du chinois, à savoir celui des sizige chengyu, que nous appellerons, à la suite de Sabban (1980), « expressions phraséologiques quadrisyllabiques » ou, plus simplement, 成语 chengyu. Voici quelques exemples de ces lexies complexes :

(1)杯弓蛇影 bēi-gōng-shé-yı̌ng
{coupe-arc-serpent-reflet}
« S’alarmer vainement, se laisser abuser par son imagination »
(2)破釜沉舟 pò-fǔ-chén-zhōu
{casser-chaudron-couler-navire}
« Être décidé à vaincre ou à mourir, brûler ses vaisseaux, franchir le Rubicon »
(3)言而无信 yán-ér-wú-xìn
{parler-mais-non-sincère}
« Manquer à sa parole, se dédire »
(4)多如牛毛 duō-rú-niú-máo
{nombreux-comme-vache-poil}
« Innombrable, considérable »

Après une exploration rapide des écrits linguistiques chinois sur la question, nous entreprendrons d’examiner si les outils que nous donne la phraséologie fonctionnelle occidentale peuvent nous aider à mieux cerner la nature desdits chengyu. Après avoir constaté les apories des deux traditions, nous lancerons finalement quelques pistes de recherche et nous hasarderons à livrer quelques critères cumulatifs pour définir les expressions phraséologiques quadrisyllabiques du chinois.

1.1 Parcours de l’étude des chengyu en Chine au XXe siècle

Bien que l’étude des chengyu au XXe siècle en Chine, dont l’ouvrage de 温朔彬 Wen Shuobin et 温端政 Wen Duanzheng (2009) fournit un bon résumé, montre une nette évolution depuis une démarche essentiellement empirique vers un questionnement de plus en plus scientifique et précis, il n’en reste pas moins que rares sont les cas où les auteurs cherchent justement à caractériser les chengyu et à les différencier des autres candidats au titre d’expressions figées. Jusqu’à la dynastie des Qing (1644–1911), la tradition lexicographique se contentait de dresser des anthologies, souvent sans discriminer des types distincts, et d’expliciter au choix l’étymologie des séquences, leur signification ou diverses attestations remarquables. Après la révolution de 1911, tandis que les définitions du phénomène restent vagues et très englobantes et les jugements idéologico-stylistiques (pour le rejet ou au contraire l’embrassement des expressions figées) assez péremptoires, on voit apparaître avec un article de 方绳辉 Fang Shenghui (1943), qui oppose les chengyu dans leur sens large aux mots composés, l’amorce d’une véritable phraséologie chinoise. Après l’avènement de la République populaire de Chine en 1949, et probablement sous l’impulsion de la recherche linguistique soviétique, les études phraséologiques commencent réellement à se développer dans l’Empire du Milieu et l’on voit apparaître les premières tentatives de définition des chengyu, comme la suivante que l’on doit 周祖谟 Zhou Zumo en 1955 :

Les chengyu sont des groupes de mots ou syntagmes figés communément et depuis longtemps employés dans la langue parlée populaire. Elles nous ont été pour la plupart transmises par la langue littéraire ancienne sous la forme d’unités au sens entier. Leur signification peut être exprimée dans la langue moderne, mais leur structure ne correspond pas forcément à la syntaxe contemporaine […]. La structure des chengyu, fixe – car d’ordinaire quadrisyllabique –, est conventionnelle et inchangée depuis des générations ; d’où le nom de chengyu, « expressions toutes faites ».

(In Zhou Zumo, « Tan “chengyu”» ❬谈“成语”❭ [À propos des chengyu], Yuwen xuexi ❬❬语文学习❭❭ no 1955-1 ; cité dans Wen et Wen [2009 : 79] ; notre traduction.)

Déjà percent les principales particularités attribuées aux chengyu : polylexicalité, fixité structurelle – singulièrement, la quadrisyllabicité –, non-compositionnalité du sens, syntaxe marquée, caractère conventionnel, origine littéraire. D’autres linguistes comme 欣向 Xin Xiang (1958) ajouteront à ces facteurs l’appartenance à la langue écrite (dans l’usage des chengyu) et l’« idiomaticité », laquelle se manifeste prioritairement par le recours à la métaphore. L’on notera que la grande majorité de ces critères font largement écho aux diagnostics fournis par la tradition anglo-saxonne de la phraséologie fonctionnelle, à la seule différence qu’ils ne sont généralement pas examinés plus profondément au-delà de la définition.

Après la Révolution culturelle, tandis qu’articles et monographies ne cessent de se multiplier, il faut reconnaître toutefois que les avancées sont assez peu nombreuses. Une définition des chengyu typique de cette époque, toujours très populaire, est donnée par le linguiste 史式 Shi Shi (1979 : 12–13 ; notre traduction) :

On appelle chengyu des locutions ou syntagmes courts, figés et utilisés depuis longtemps dans la langue, dont les parties constitutives s’agencent normalement selon des schémas de construction fixes, dotés d’un sens spécifique non déductible directement et fonctionnant comme des mots uniques au sein de la phrase.

Si Shi Shi laisse tomber le quadrisyllabisme, il innove finalement peu dans les critères définitoires et discriminants, préférant s’attarder plus longuement dans son ouvrage sur d’autres sujets comme la dérivation, la diachronie ou la stylistique des chengyu.

C’est aux premières heures de la campagne de réformes et d’ouverture que paraît l’un des ouvrages primordiaux dans les études phraséologiques en général et dans l’examen des chengyu en particulier, à savoir celui de 马国凡 Ma Guofan (1978). Cet auteur s’attache en priorité à différencier les chengyu par rapport aux mots composés et aux autres types de phrasèmes du chinois contemporain. Pour ce faire, il attribue aux chengyu quatre grands traits qui s’apparentent eux aussi (mais avec plus de détails que lors des caractérisations précédentes) aux critères de la phraséologie fonctionnelle occidentale.

Le premier d’entre eux consiste dans le figement (定型性) et se décline en deux volets : sémantique et structurel. Sur le plan sémantique, Ma Guofan avance, comme ses prédécesseurs, que le sens des chengyu est global, c’est-à-dire qu’il ne se réduit pas à la somme de celui de ses constituants. L’auteur se refuse cependant à affirmer explicitement que la non-compositionnalité est un facteur définitoire, car il existe des chengyu tout à fait analysables.[1] La charge appréciative (péjoratif >< mélioratif) et la persistance diachronique du sens au gré de l’évolution structurelle sont aussi invoquées comme preuves du figement sémantique des chengyu. Du point de vue structurel, Ma Guofan distingue quatre critères :

  • l’impossibilité de remplacer un élément constitutif par un synonyme (blocage lexical ou restriction paradigmatique) ;

  • l’impossibilité d’ajouter ou de retrancher un élément constitutif ;

  • l’impossibilité, large mais pas générale, de modifier l’ordre des constituants (ces deux points pouvant se comprendre ensemble comme le blocage des propriétés transformationnelles ou fixité) ;

  • et une relative « flexibilité » (灵活性), se traduisant par le phénomène de défigement et l’existence de « modèles » ou de « patrons » récurrents.

Bien qu’il reconnaisse que ce premier critère peut servir également à décrire d’autres types d’expressions, l’auteur avance cependant l’idée d’une échelle de figement, sur laquelle les chengyu se trouveraient à l’extrémité la plus contrainte ; par ailleurs, il place aussi sous ce repère la forme quadrisyllabique prototypique (« prototypique », car tous les dictionnaires de chengyu comportent quelques occurrences d’expressions octosyllabiques – éventuellement considérées comme deux unités quadrisyllabiques juxtaposées – et même penta- ou hexasyllabiques).

Le deuxième trait avancé par Ma Guofan pour caractériser les chengyu est leur caractère usuel (习用性), c’est-à-dire l’utilisation prolongée des expressions par l’ensemble des locuteurs de la langue. Cette continuité se manifeste sur le plan tant diachronique que diatopique : en effet, les chengyu sont typiquement attestés aux époques anciennes avec peu de changement, et – sans doute en conséquence directe de leur origine littéraire – ne varient pas selon les dialectes. Le défigement et la création (ludique ou non) de nouveaux items témoignent également de la conventionnalité des chengyu.

Le troisième critère appliqué par Ma Guofan est l’historicité (历史性). S’intégrant là dans une longue tradition philologique, l’auteur détaille l’origine des chengyu : fables et paraboles, contes et légendes, événements historiques (l’expression condensant ou commentant dans les trois cas la trame de l’épisode invoqué), citations littéraires ; sont aussi abordés l’emprunt aux langues étrangères (notamment le sanscrit dans les études bouddhiques) et les créations néologiques récentes. Au-delà de l’étymologie, l’auteur s’attache également à mettre en évidence les indices d’une possible longue attestation des chengyu : comparaisons et métaphores surannées, morphèmes constitutifs archaïques et dans leur immense majorité monosyllabiques, syntaxe marquée.

Le dernier critère qualificatif cité par Ma Guofan est celui de l’« idiomaticité » (民族性). Ce terme est à comprendre comme ce qui appartient en propre à une langue-culture particulière. Sur cette question, l’auteur rappelle combien les chengyu, comme tous les phrasèmes des autres langues, sont profondément ancrés dans la culture qui les a vus naître, par le simple fait qu’ils comprennent très régulièrement des realia. Mais l’idiomaticité se manifeste également dans la construction même de ces expressions. Ainsi, la structure quaternaire et, plus encore, la tendance diachronique incontestable vers ce patron rythmique résultent directement, selon Ma Guofan, de la syntaxe du chinois ancien, pour lequel l’auteur affirme que le quadrisyllabisme offrait le compromis le plus efficace qui permette d’allier concision et profondeur de l’expression. Le parallélisme présent dans bon nombre de chengyu, le recours fréquent à la répétition de morphèmes, les jeux d’assonance et d’allitération ainsi que l’alternance des tons d’un sinogramme à l’autre, toutes qualités notamment illustrées dans les exemples (8) à (10) infra, forment autant de particularités propres à la poétique chinoise (voir Cheng 1996).

Après avoir proposé ses quatre diagnostics, Ma Guofan entend restreindre la portée des chengyu, en mettant davantage en avant leurs différences avec les autres unités phraséologiques du chinois. Opposant d’abord combinatoire libre (et, plus loin, maximes et aphorismes) et séquences figées, l’auteur distingue en premier lieu les chengyu des expressions figées « ordinaires/habituelles » (guanyongyu, terme regroupant les idiomes à contenu verbal et les locutions à verbe support) en pointant leur plus forte fixité structurelle. Pour ce qui est de l’écart entre chengyu et proverbes (les yanyu), outre sa théorie de l’échelle de figement, Ma Guofan avance le caractère résolument écrit des chengyu (par rapport à l’oralité des yanyu), leur comportement syntagmatique et non phrastique et la référence conceptuelle (alors que les yanyu exprimeraient un jugement ou un raisonnement inférentiel). Dans la suite de son ouvrage, le chercheur analyse la structure interne et les emplois discursifs des chengyu, avant de se pencher sur les problématiques de la standardisation et la lexicographie.

1.2 Bilan de la recherche actuelle

Après l’effervescence au début des années 1980, les études des chengyu, si elles ne cessent d’être toujours plus nombreuses, n’apportent en définitive aucune grande avancée (en particulier, par rapport à l’œuvre de Ma Guofan), voire régressent vers des tentations culturalistes ; mais l’on observe aussi parallèlement une considération accrue pour l’étude globale des shuyu (c’est-à-dire de la phraséologie en général), desquels les chengyu ne seraient devenus qu’une variété dont l’intérêt premier résiderait dans leur figement relativement plus contraint sur le continuum des phrasèmes. Comme exemples de ces deux tendances – fossilisation de la tradition contre extension du champ d’investigation –, nous citerons rapidement deux textes « mineurs », un mémoire de Master pour la dernière approche et un court article de revue pour la première, qui convergeront pour nous permettre de présenter un premier aperçu de la définition des chengyu en linguistique chinoise.

Dans l’une de ces nouvelles tentatives de considérer la phraséologie du mandarin dans toute son étendue, Sia Hooi Ling (2011 : 20), dans son propre état de l’art, rassemble et résume les définitions de plusieurs linguistes chinois. Ce faisant, elle dégage quatre grands traits généralement cités qui caractériseraient donc les chengyu aux yeux des spécialistes du monde sinophone :

  • ce sont des locutions figées conventionnellement utilisées depuis longtemps dans la langue ;

  • elles sont dotées d’un sens spécifique non compositionnel, c’est-à-dire non réductible à la somme des significations de chaque composant ;

  • les éléments constitutifs des chengyu sont intimement liés sous la forme de groupes syntaxiques homogènes dont la structure est ordinairement intangible ;

  • ces expressions véhiculent régulièrement des sens complexes sous une forme toujours concise.

Dans une démarche analogue à sa collègue malaisienne, Wu Chu-hsia (1995), qui représente la persistance de la tradition dans les recherches sur les chengyu, ajoute, dans la droite ligne de ses prédécesseurs aux aspirations parfois plus philologiques que linguistiques, que les chengyu proviennent d’origines diverses : dérivation à partir de patrons existants, citations directes, allusions condensées à des événements historiques, emprunts à des langues-cultures étrangères. La chercheuse sino-américaine avance également la charge « symbolique » ou le caractère plus « vivant » des chengyu comparés à d’autres constructions de sens similaire, ainsi que leur fonctionnement dans le discours en tant que « lexèmes ». Si, pris collectivement, tous ces critères semblent dessiner une image assez précise de la nature des chengyu, il apparaît cependant que les traits classificatoires retenus sont somme toute assez précaires et qu’il reste éminemment complexe de fournir des caractéristiques nettes et exclusives, surtout dans une visée comparatiste ou typologique.

Selon 陈秀兰 Chen Xiulan (2003), le concept de chengyu en tant qu’héritage de formules du passé semble ancien, puisqu’il remonterait aux Han postérieurs (25–220 apr. J.-C.), sous le nom de 成言 chengyan, puis de 陈言 chenyan ou 成辞 chengci à partir de la période des Six Dynasties (220–589) ; le terme chengyu lui-même ne serait apparu que sous les Song (960–1279). Si le concept même de formule institutionnalisée de longue date ne semble donc pas neuf et s’il est vrai, comme le mentionnent de nombreux auteurs, que les chengyu tirent souvent leur source de la tradition écrite (populaire ou savante), voire sont parfois attestés dans les ouvrages classiques les plus anciens, on pourrait en dire de même des idiomes ou des proverbes de beaucoup d’autres langues. En outre, si le nom chengyu est attesté aux époques anciennes, rien ne permet d’affirmer qu’il renvoyait à la même acception qu’aujourd’hui – en réalité, il semblerait que le terme ait été à l’origine plutôt synonyme d’« expression populaire », de « parler informel », voire d’« argot », sans implication d’une quelconque fixité. Du reste, la syntaxe particulièrement concise du chinois écrit d’avant la révolution sociale et littéraire de 1919 rend délicate la détection certaine de structures à coloration « archaïsante ». Enfin, le fait qu’une expression soit attestée à une date ancienne ne prouve nullement qu’elle y fût déjà institutionnalisée.

Les second et troisième critères repris par Sia Hooi Ling souffrent tout autant d’un biais : tout comme les générativistes, il semble que les linguistes chinois aient tendance à dresser une barrière plus ou moins étanche entre expressions figées qui seraient toutes opaques et non modifiables, et combinaisons libres compositionnelles. Cette conception semble donc subordonner le figement sémantique aux figements syntaxique et lexical, ce qui pose un problème de rigueur scientifique et contredit l’usage. Wu Chu-hsia (1995 : 67), elle, indique l’existence de variantes (dans son cas, uniquement graphiques) et de quelques possibilités d’inversion de morphèmes à l’intérieur des chengyu, sans pour autant remettre en cause leur figement définitoire. Nous avons vu plus haut que Ma Guofan, loin de nier la « flexibilité » relative des chengyu (par l’existence de variantes – et pas uniquement graphiques –, de substitutions idiosyncrasiques ou d’interversion des constituants), l’érige en preuve par l’absurde de leur figement. Meng Ji, de son côté, montre que certains chengyu autorisent des « variations syntaxiques » sous la forme d’« abréviations » ou d’« extensions structurelles ». Tout en reconnaissant que les exemples de ce type de manipulations restent trop rares pour oser toute généralisation, elle rejette le paramètre dogmatique du figement pour appeler à l’élaboration d’un cadre méthodologique apte à rendre compte de la flexibilité des chengyu (Ji 2007a : 10). Dans la partie stylistique de son étude rhétorique des chengyu, Sabban montre également très clairement que certaines expressions phraséologiques quadrisyllabiques peuvent connaître des variantes diaphasiques, que des créations peuvent être obtenues par « démarquage » de structures existantes, et que les chengyu peuvent faire l’objet de bipartitions, de dislocations ou de « variations sur un thème », que ce soit à des fins stylistiques ou ludiques (Sabban 1980 : 269sqq). Voici deux exemples de ces phénomènes de variabilité et de scission :

(5)七言八语 = 七嘴八舌 = 七嘴八张
qī-yán-bā-yǔ = qī-zuı̌-bā-shé = qī-zuı̌-bā-zhāng
{7-parole-8-idiome} = {7-bouche-8-langue} = {7-bouche-8-béant}
« Brouhaha, boucan ; controverse, débat contradictoire »
(6)我不怕, 我为了文学真格是刀山敢上, 火海也敢闯 […] ∘ (Mo Yan 2004 : 23–24)
Wǒ bú pà, wǒ wèile wénxué zhēngé shì dāoshān gǎn shàng, huǒhǎi yě gǎn chuǎng, […].
… {couteau-montagne}-oser-gravir, {feu-mer}-aussi-oser-foncer.
Cela ne me fait pas peur. Pour la littérature, je suis vraiment prêt à escalader des montagnes de sabres et à me précipiter dans une mer de feu [= endurer de dures épreuves]. (Mo Yan 2012 : 35).

La question du lien entre l’origine des chengyu et le figement sémantique qui les caractériserait se rattache à une opposition régulièrement opérée entre chengyu « classiques » ou « archétypaux » (典型成语) et « para-chengyu » (准成语). Les chengyu archétypaux prennent source dans la langue écrite ancienne, qu’il s’agisse de condensés de contes et légendes ou d’événements historiques ou de citations directes des Classiques littéraires ; les para-chengyu, quant à eux, auraient une origine plus récente et un style plus « simple » (quoique toujours écrit), dépourvu de tout caractère allusif (Yao 2012 : 116–121). Des chercheurs comme 武占坤 Wu Zhankun (1962) indiquent que les chengyu archétypaux comportent généralement un sens « global » (融合性) non compositionnel se superposant à un sens littéral duquel il serait dérivé par le biais notamment de la métaphore ; les para-chengyu, au contraire, présenteraient un sens tout à fait compositionnel (组合性) et transparent. Si une systématisation de ce genre nous semble déjà hasardeuse, la généralisation de la non-compositionnalité des chengyu, par contre, est, elle, un raccourci simpliste qui ne reflète clairement en rien la réalité de l’usage.

Quant au dernier critère, celui de la « concision de l’expression » comparée à la « profondeur et la précision du sens », il est épistémologiquement critiquable, puisqu’il supposerait que l’on pourrait calculer un ratio entre signifiant et signifié, et que donc ce rapport soit quantifiable, ce qui apparaît fort douteux.

Pour ce qui est des paramètres avancés par Wu Chu-hsia – outre ceux communs avec Sia Hooi Ling –, celui du comportement des chengyu comme « lexèmes » nous semble mal formulé. En effet, les chengyu sont réputés fonctionner, selon les cas, comme sujet, objet, verbe, adjectif, adverbe, locution adverbiale ou complément verbal (Wu 1995 : 65). Outre le fait que Wu Chu-hsia ne donne aucune illustration pour appuyer ses dires, une telle assertion confond manifestement nature et fonction. Sur la base de plusieurs analyses statistiques, Sabban (1980 : 205sqq) avance que les chengyu sont mieux compris s’ils sont considérés comme faisant partie de la catégorie des « verbo-adjectifs ». Ma Guofan, peut-être plus prudemment, se contente de dresser la liste des fonctions que peuvent prendre les chengyu et note certaines tendances entre construction interne et comportement syntaxique (1978 : 184–209). Par exemple, le phrasème 惊弓之鸟, dont le contenu sémantique correspond essentiellement à celui du proverbe Chat échaudé craint l’eau froide, fait généralement preuve d’un comportement syntaxique très différent de son équivalent français, comme le laisse supposer son patron interne A-B-之 zhī-D : en effet, la particule 之 zhī relie nécessairement – dans cet ordre – un déterminant (ici, une proposition qualificative) à un déterminé nominal ; dès lors, on peut s’attendre à ce que la séquence entière se comporte globalement comme une locution nominale, comme dans l’exemple (7) :

(7)[…]阁楼是没有窗子的, 外面有一个天台, 我在天台上从来没见过父亲的影子, 只有一次, 我看见父亲的衬衫和短裤在晾衣绳上飘荡——一件灰衬衫, 一条蓝色的短裤, 像两只惊弓之鸟。(Su Tong 2010 : 23)
… jīng-gōng-zhī-niǎo {effrayé-arc-comp-oiseau}
La mansarde n’avait pas de fenêtre, il y avait un balcon mais je n’y ai jamais aperçu mon père. Des fois seulement j’y ai vu une de ses chemises et un slip en train de sécher sur un fil, ballottés par le vent – une chemise grise, un slip bleu, tels deux oiseaux effarouchés. (Su Tong 2012 : 41)

2 Une phraséologie « occidentale » des chengyu ?

Après un tel défrichage, que reste-t-il des chengyu ? Nous avons constaté combien la littérature peinait à dresser un portrait complet et nuancé de ce type d’expressions si particulier. En l’absence de définition claire et univoque du phénomène, nous nous hasarderons à considérer les chengyu à travers le prisme de la tradition occidentale. Pour ce faire, nous les confronterons à deux catégories de séquences auxquelles ils sont souvent comparés : les « parémies » et les « unités phraséologiques » / « expressions idiomatiques » de l’approche fonctionnelle de la phraséologie, et nous éprouverons leur compatibilité à entrer dans cette typologie. Nous montrerons toutefois que, malgré d’indéniables points de convergence, les chengyu ne s’intègrent totalement dans aucune des deux classes étudiées. Notons que nous n’envisageons ce travail que comme la première étape vers un débroussaillement de la phraséologie chinoise, susceptible de faire l’objet de recherches ultérieures.

2.1 La tentation de la thèse parémique

Par le passé, manuels et dictionnaires traductifs parlaient volontiers de « proverbes » pour évoquer les chengyu ; notre expérience personnelle nous a aussi appris que des sinophones francisants emploient régulièrement le nom « proverbe » pour qualifier ces expressions ordinairement quadrisyllabiques. Ces faits laissent supposer qu’il pourrait exister un lien, si ténu soit-il, entre chengyu et « parémies ». Examinons de plus près les éventuelles concordances qui existeraient entre ces deux types de phrasèmes.

Une parémie est un énoncé : autonome ; générique, c.-à-d. une phrase « ON-sentencieuse » ; minimal, c.-à-d. qui « ne peut être subdivisé en deux sous-énoncés dont un au moins serait aussi une parémie » ; à caractère sentencieux ; avec une structure rythmique. (Adapté à partir d’Anscombre 2003)

Le premier paramètre que nous pouvons dégager de cette définition pour qualifier les chengyu consiste dans le fait qu’ils sont soumis à de très fortes contraintes métriques et syntaxiques. L’exemple le plus évident réside certainement dans leur quadrisyllabicité archétypale. Tout d’abord, il faut préciser que cet attrait pour les structures idiomatiques quaternaires est attesté plus largement dans toute l’Asie orientale et sud-orientale, indépendamment du groupe linguistique : tibétain, thaï, birman, vietnamien, hmong, etc. (voir notamment Matisoff [1983], qui appelle ces locutions « elaborate expressions », ou Gerner [2013 : 51sqq], qui parle de « four-syllable idioms »). Pour ce qui est du chinois, Timothy Nall (2009 : 11sqq), notamment, relie cette structure rythmique à une tradition rhétorique remontant aux premiers écrits littéraires, jusqu’au ❬❬诗经❭❭ Classique des vers, plus vieux florilège de poèmes de Chine (Ier millénaire avant J.-C.), dont les vers renferment bon nombre de séquences aujourd’hui institutionnalisées comme chengyu.

Concurremment avec cette prosodie fondamentale, un grand nombre de chengyu se caractérisent par un « parallélisme » ou une « symétrie » : la séquence se découpe en deux parties dissyllabiques présentant une structure syntaxique interne identique, les deux volets entretenant entre eux un lien de synonymie (la symétrie servant alors de facteur d’insistance) ou d’antonymie ; en outre, dans un chengyu parallèle de forme ABCD, les caractères A et B peuvent être mis en correspondance syntaxico-sémantique avec C et D, respectivement – voir notre exemple (2) 破釜沉舟 supra. Sabban associe cette prégnance du parallélisme à l’épanouissement dont il jouit dans la poétique chinoise, où il est instauré comme règle de versification dans diverses formes fixes comme le 律诗 lüshi (voir Cheng 1996) ou comme principe inhérent du style de prose dit 骈体文 piantiwen, à la différence que le parallélisme repérable dans les chengyu s’exprime en interne, alors qu’il est primitivement externe (deux unités métriques successives) dans ces formes littéraires classiques. Plus largement, le lexicographe 温端政 Wen Duanzheng (2006 : 69–71 ; 284sqq), dans un élan de synthèse remarquable, affirme que la principale qualité des chengyu, qui les différencie des yanyu, guanyongyu et consorts, réside dans leur structure quadrisyllabique associée à une « bipartition /2-2/ » (二二相承) (voir infra). Ce schéma binaire se retrouve largement dans les proverbes de nombreuses langues, où il est souvent renforcé par la rime ou d’autres jeux phoniques. Cette dernière caractéristique est d’ailleurs aussi abondamment attestée dans les chengyu, comme le montrent les exemples suivants, où l’on trouve notamment allitérations et redoublements de morphèmes/lexèmes :

(8)小心翼翼 xiǎo-xīn-yì-yì
{petit-cœur-attentionné-attentionné}
« Avec attention et respect, avec déférence, en prenant toutes les précautions »
(9)栩栩如生 xǔ-xǔ-rú-shēng
{enjoué-enjoué-comme-vivant}
« Respirer la vie, palpiter de vie, être plus vrai que nature »
(10)自怨自艾 zì-yuàn-zì-yì
{soi-haïr-soi-maîtriser}
« S’en vouloir à soi-même, se repentir, faire pénitence »

Pour Anscombre (2003, 2005), la structure rythmique (et, éventuellement, les structures rimiques) est une caractéristique sinon définitoire, du moins prototypique des parémies. Selon lui (2005 : 27–28) et, plus modérément, Zumthor (1976), c’est même la prosodie et non la mémorisation qui jouerait un rôle primordial dans l’identification des proverbes par les « sujets parlants ». Les différences de densité considérables que nous avons constatées dans les dictionnaires de chengyu et les hésitations que les Chinois eux-mêmes manifestent pour qualifier de chengyu certaines séquences quadrisyllabiques – surtout celles présentant un parallélisme interne ou des jeux phoniques – nous semblent faire écho à cet argument. Par conséquent, la quadrisyllabicité et le parallélisme, hérités de la rhétorique classique, ainsi que les éventuels schémas rythmiques et mélodiques constitueraient a priori de puissants arguments pour classer les chengyu parmi les parémies.[2]

En plus du schéma quaternaire et de l’éventuelle symétrie interne, de nombreux chengyu, à l’image des proverbes, peuvent suivre des patrons formels récurrents (concept que l’on trouve par exemple chez Mejri [1997]), proches de ce qu’Anscombre appelle des « matrices lexicales » :

Une matrice lexicale sera un schéma comportant des unités linguistiques fixes et des variables linguistiques, et tel que : a) les unités linguistiques fixes sont des éléments grammaticaux ; b) les variables linguistiques représentent des éléments lexicaux ; c) ce schéma est productif, du moins dans une certaine mesure ; d) les contraintes régissant l’instanciation des variables proviennent uniquement de la structure elle-même, et des relations préexistant entre les unités lexicales servant à cette instanciation. (Anscombre 2011 : 25)

Ainsi, notre exemple (3) 言而无信 donné supra s’intègre à la matrice A-而ér-C-D, qui dénote ici un contraste (ou, plus précisément, une non-conformité par rapport à l’attente, non exprimée, de parler sincèrement). La pluralité et la productivité des patrons, étudiés en détail par Sabban (1980 : 20sqq), ainsi que les possibilités d’effectuer des calques structurels ou des « démarquages » de chengyu existants pour en créer de nouveaux, voire des hapax (Sabban 1980 : 281–290), semblent confirmer la thèse parémique.[3]

Au début de son étude, Sabban indique que la syntaxe interne des chengyu respecte les structures générales du chinois moderne, à savoir : [Sujet/Thème + Prédicat], [Déterminant + Déterminé], [Verbe + Complément valenciel] (en chinois, dans ces trois structures, le premier terme précède toujours le second), et [Coordination] (Sabban 1980 : 11–14). Ce point va dans le sens d’Anscombre (2005 : 24–25 ; 2011), qui explique que les proverbes subissent la double contrainte de se conformer à des schémas rythmiques et de s’astreindre aux structures syntaxiques contemporaines de la langue. Le fait que les chengyu soient restés figés dans un état ancien (comme le montre avec moult exemples et raffinements Ma Guofan [1978 : 34–38]) pourrait toutefois atténuer la valeur de ce dernier attribut.

Peut-être en raison de leur brièveté, les chengyu sont dénués de toute forme d’actualisation, c’est-à-dire de tout déictique ou de toute particule aspectuelle susceptible de planter le discours dans un repère spatiotemporel déterminé et de le lier à la situation d’énonciation. La présence de numéraux, pourtant courante dans les chengyu, ne constitue pas plus un marquage de référence, étant donné qu’ils ne dénotent aucune quantification, mais relèvent de procédés métonymiques ou synecdochiques (Sabban 1980 : 189sqq ; Nall 2009) – voir supra l’exemple (5) 七言八语. Les chengyu renvoient donc à une situation générique n’impliquant aucune occurrence d’individus ou d’éléments spécifiques. Ils expriment un état des choses potentiel, indépendant des situations particulières. Cette non-actualisation, ce caractère gnomique des chengyu confine à la généricité, que Kleiber (1989) et Anscombre (1994) considèrent comme un trait définitionnel des parémies.[4]

En lien avec cette généricité, une dernière propriété des chengyu réside dans leur potentiel argumentatif. Selon Nall, les contraintes rythmiques de ces phrasèmes sont en elles-mêmes porteuses d’une valeur rhétorique indéniable : en effet, par leur construction prosodique et mélodique « parfaite », leur équilibre structurel, leur éventuelle symétrie et leur caractère lapidaire, les chengyu gagneraient un air d’« autorité » et une charge « dogmatique » propre à convaincre l’auditeur (Nall 2009 : 11–16). Cette force discursive se retrouve dans un emploi de ces expressions que Sabban qualifie d’« épiphonémique », terme emprunté à Zumthor (1976) et à l’étude de Fontanier sur les figures de style, qui définit l’épiphonème comme une « réflexion vive et courte, […] à l’occasion d’un récit ou d’un détail quelconque, mais qui s’en détache absolument par sa généralité […], le précède, l’accompagne ou le suit, en se plaçant avant ou après une phrase, ou entre deux phrases » (Sabban 1980 : 257). Autrement dit, le chengyu peut annoncer, confirmer ou clore une « argumentation » ; en cela, il est redondant, puisqu’il n’avance aucun fait et se contente de corroborer un discours. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les chengyu font très facilement office de « slogans ». Nous citons ci-dessous deux exemples de ce phénomène (le premier, tiré du roman de la Révolution culturelle ❬❬金光大道❭❭ La Voie lumineuse de 浩然 Hao Ran, est extrait de Sabban [1980 : 259–260]) :

(11)高大泉高兴的说: “说干就干吧, 趁热打铁嘛。”
chèn-rè-dǎ-tiě
{profiter-chaleur-battre-fer}
Gao Daquan dit gaiement : « Aussitôt dit aussitôt fait, battons le fer tant qu’il est chaud. »
(12)“她控制不住自己, 就把家里的卧室当成了公审大会的现场, 有一次我清楚地听见母亲高亢愤怒的声音传到了窗外, 余音袅袅, 飘荡在夜空中, 库文轩, 坦白从宽, 抗拒从严! (Su Tong 2010 : 38)
… tǎnbái-cóngkuān, kàngjù-cóngyán!
{franc-clair-appliquer-largesse}, {résister-rejeter-appliquer-sévérité}
Elle [ma mère] n’avait pu s’empêcher de transformer leur chambre en un lieu de procès public, et une fois je l’ai entendue clairement par la fenêtre crier au plus haut de sa voix, dans la nuit : « Ku Wenxuan, faute avouée à moitié pardonnée ! Faute niée doublement punie ! » (Su Tong 2012 : 65–66).

Sabban met cet emploi particulier du chengyu en relation avec l’autonymie, c’est-à-dire la possibilité de faire saillir le caractère « citatif » de l’expression, par le biais de guillemets ou d’introducteurs à l’instar de成语/俗语说 « comme le dit l’expression ». Ces faits tendent à montrer que, dans ces cas précis, les unités phraséologiques quadrisyllabiques du chinois apparaissant comme des « vérités » générales non universelles, mais unanimement intégrées par la communauté linguistique, ayant un caractère « sentencieux », évidentiel, et servant de marque d’inférence comme topos garant d’un raisonnement (selon la terminologie d’Anscombre 1994 : 105–106). Toutes ces propriétés s’avèrent précisément celles des proverbes, dont il est bien connu qu’ils peuvent être employés comme « catalyseurs isotopiques » (Mejri 1997 : 569–570), comme arguments irréfutables car « doxaux » – préexistant au discours, parce qu’institutionnalisés (Schapira 1999 : 90–95) – venant étayer le discours.

De notre exposé il ressort que les chengyu répondent à bon nombre de qualités que les études phraséologiques occidentales attribuent aux parémies : généricité, indivision, structure rythmique, caractère sentencieux. Cette concordance n’est néanmoins pas parfaite : ainsi, si la quadrisyllabicité est quasi généralisée, le parallélisme n’est pas systématique (en particulier pour les « para-chengyu ») ; de même, l’emploi « épiphonémique » des chengyu, bien que d’un grand intérêt théorique et typologique, est somme toute marginal (regroupant emplois « épiphonémique » et « autonymique », Sabban [1980 : 209] indique qu’ils ne représentent ensemble que 6 % des occurrences dans son corpus) ; enfin, nous avons cité plus haut des auteurs comme Ma Guofan, Shi Shi et Wu Chu-hsia qui mentionnaient clairement (si ce n’est parfois maladroitement) le caractère lexématique, et non phrastique, des chengyu.

2.2 Les chengyu, des expressions idiomatiques ?

Sur le point du caractère non phrastique des chengyu, il appert indubitablement que ces locutions, contrairement aux proverbes (Kleiber 1989, 2000), fonctionnent clairement pour la plupart en tant que phrasèmes non propositionnels et sont rarement employées de manière isolée. Ainsi Sabban (1980 : 261) reconnaît-elle qu’il est même délicat d’identifier de manière certaine dans un corpus de chengyu des occurrences incontestables de ces emplois « épiphonémiques » qu’elle met autant en avant, car il est très souvent possible d’expliquer l’isolement d’une locution quadrisyllabique par le grand usage que fait le chinois de la parataxe. Par ailleurs, les analyses statistiques montrent que les chengyu, nonobstant leur structure interne éventuellement phrastique ou leur comportement proverbial conditionnel, peuvent en fait occuper des fonctions syntaxiques extrêmement variables : actant (sujet, objet), prédicat, circonstant, complément déterminatif, complément de l’énonciation.[5]

(13)更后来他漫游神逛, 见水中繁星点点, 一个大红月亮像一个金发婴儿跳出水面, 水上乐声愈加响亮。循着乐声望去, 见一艘巨大画舫, 正从上游缓缓驶来。舱里灯火通明, 一大群古装女子, 在甲板上[1] 鼓瑟吹笙。舱里十几位[2] 的男女, 固定一张桌子, 猜拳行令, 喝[3][4] 。那些人吃相贪婪, 男女都一样, 时代不同了。张着血盆大口的女人吃个老母猪不抬头。丁钩儿看得眼都花了。画舫逼近,舫上人物, 鼻眼可辩, 口臭可闻。丁钩儿从中看到了许多熟悉的面孔, 有金刚钻、女司机、余一尺、王局长、李书记……有一张脸甚至酷肖他自己。他的[5] 、情侣仇敌似乎都参加了这吃人的宴席。 (Mo Yan 2012 : 308)
[1]qīng-gē-màn-wǔ {léger-chanson-gracieux-danse}
[2]yī-guān-chǔ-chǔ {habit-coiffe-rangé-rangé}
[3]qióng-jiāng-yù-yè {jaspe-sirop-jade-liquide}
[4]shān-zhēn-měi-wèi {montagne-trésor-excellent-goût}
[5]qīn-péng-hǎo-yǒu {intime-ami-bon-ami}
Encore plus tard, il déambula comme un somnambule, les étoiles scintillaient sur le plan d’eau, une grosse lune rouge semblable à un bébé aux cheveux dorés en sortit, la musique résonnait de plus en plus fort. Il regarda dans sa direction. Un énorme bateau de plaisance décoré de peintures descendait lentement le fleuve. La cabine était tout illuminée, un groupe de femmes chantaient et dansaient paisiblement [1] sur le pont, accompagnées du son des tambours, des cithares et des orgues à bouche. Dans la cabine, une dizaine d’hommes et de femmes tirés à quatre épingles [2] entouraient une table, jouant à la mourre, buvant toutes sortes de nectars [3] et dégustant des plats délicieux [4]. Ils avaient l’air gloutons, les femmes comme les hommes, les temps avaient changé. Une femme ouvrait une grande bouche rouge sang pour engloutir la nourriture sans lever la tête, telle une truie. Ding Gou’er regardait à s’en faire mal aux yeux. Le bateau s’approcha et les passagers étaient si près qu’il pouvait distinguer leurs yeux et leur nez et même sentir leur haleine. Parmi eux, Ding Gou’er repéra de nombreux visages familiers : Jin Gangzuan, la femme chauffeur, Yu Yichi, le chef de bureau Wang, le secrétaire Li…, il y en avait même un qui lui ressemblait étrangement. Ses amis intimes [5], sa maîtresse et ses ennemis prenaient donc tous part à ces banquets cannibales. (Mo Yan 2004 : 445)
→ [1] Prédicat ; [2] Déterminant du nom ; [3] et [4] Objet direct ; [5] Sujet

Corollairement, il est même possible de considérer que les emplois « épiphonémiques » des chengyu relèvent davantage des liens forts existant entre certaines expressions idiomatiques verbales et les proverbes que d’un usage strictement séparé, de même que certaines locutions verbales du français comme vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué peuvent facilement devenir proverbes par l’adjonction de l’introducteur il [ne] faut [pas] (Mejri 1997 : 552) – d’ailleurs, l’équivalent chinois 不要 + chengyu est aussi attesté. Nous détenons donc là un premier élément essentiel indiquant plutôt une appartenance des chengyu aux expressions idiomatiques.

Du fait de la contrainte impérieuse de restreindre la séquence à quatre syllabes, Sabban postule dans la construction des chengyu une série d’ajustements formels. En particulier, la structure quadrisyllabique implique l’emploi de morphèmes monosyllabiques souvent non libres dans la langue moderne et la non-verbalisation de bon nombre de liens syntaxiques (parataxe interne, absence des particules adjectivante 的 de et adverbialisante 地 de, etc.). Ce trait, qui se vérifie même dans les constructions les plus récentes comme celles que l’on retrouve dans le langage semi-cryptique employé de nos jours par les internautes sur les forums de discussion,[6] fait évidemment immanquablement penser à la syntaxe du chinois classique, comme l’ont du reste fait remarquer bon nombre de chercheurs chinois (parmi lesquels Ma 1978 : 31–38). Sabban reste cependant prudente en affirmant ignorer s’il faut attribuer le dépouillement des chengyu à une contagion de la langue classique ou à un simple conditionnement structurel. Quoi qu’il en soit, ces réminiscences d’une syntaxe archaïque – ou, du moins, apparemment non contemporaine – apportent un démenti à la thèse parémique. En effet, Anscombre met régulièrement en exergue le fait que les parémies évoluent au fil du temps et subissent d’incessantes modifications tant sur le plan de la syntaxe que du lexique, pour contrer l’opacification lexico-sémantique causée par les évolutions diachroniques (Anscombre 2003, 2005, 2011). Rien de tout cela dans les chengyu : si Ma Guofan présente certes plusieurs exemples de chengyu ayant changé de forme au cours du temps (1978 : 135–144), il est à l’inverse tout à fait aisé d’en trouver certains dont la forme n’a pas évolué depuis leur première attestation dans des écrits datant parfois du Ier millénaire avant notre ère ! Un élément supplémentaire en faveur de la thèse du figement idiomatique est le fait que les chengyu, malgré une certaine flexibilité, restent particulièrement rétifs aux modifications structurelles communément invoquées pour l’analyse des phrasèmes dans les langues occidentales (passivation, extraction, détachement, mais aussi permutation). Meng Ji (2007b : 70), pourfendeuse de la théorie du figement à tout crin, attribue cette fixité au caractère non flexionnel du chinois, qui rend déjà caduques bon nombre de ces transformations, ainsi qu’à la charge esthétique et rhétorique du schéma quadrisyllabique, qui empêche toute modification qui viendrait bouleverser ce moule rythmique. Quoi qu’il en soit, une nouvelle fois, les chengyu s’éloignent des caractéristiques prototypiques des parémies.

Relativement à la sémantique des chengyu, nous avançons que la construction de l’interprétation dans ces séquences se rapproche davantage du « sens idiomatique » que du « sens proverbial », conformément aux définitions que Tamba (2011) prête à ces termes. Selon cette chercheuse, les expressions idiomatiques sont dotées d’un sens lexical certes parfois non compositionnel (Svensson [2008] dirait « opaque », par opposition à « transparent »), mais du moins analysable et motivé : autrement dit, chaque unité de l’expression comporte potentiellement plusieurs couches de sens. Au contraire, les parémies ont ceci de particulier que leur sens phrastique – celui de la proposition dans son ensemble, et non celui de chacun de ses éléments pris séparément –, toujours compositionnel, est inextricablement couplé à un sens formulaire conventionnel ; autrement dit, le sens ne peut être atteint qu’en prenant le proverbe dans sa globalité, et non en analysant un à un chacun de ses éléments. D’après nous, les patients efforts que déploie Sabban (1980) pour expliquer les processus sémantiques par lesquels on passe, dans les chengyu, du « sens littéral » au « sens fonctionnel », se fondant (sans les nommer) sur les concepts de compositionnalité, d’analysabilité et de motivation tels que distingués par Svensson (2004 : 140–143 ; 2008), tendent à conforter la tendance que, sémantiquement parlant, les chengyu se rapprochent davantage des expressions idiomatiques que des proverbes.

De ces quelques réflexions, il ressort donc que les chengyu s’apparentent aussi aux unités phraséologiques que la tradition francophone appelle « expressions idiomatiques », dans l’acception qu’en donne Bolly (quoique nous restions réservé quant au caractère catégoriel « verbal », voir plus loin notre discussion sur la nature et la fonction des chengyu) :

Les expressions idiomatiques sont des séquences polylexicales à contenu catégoriel verbal qui se caractérisent sémantiquement par leur non-compositionnalité, au moins partielle, qui peut être le résultat d’un procédé tropique (essentiellement la métaphore ou la métonymie). Elles se définissent syntaxiquement par un degré minimal de fixité et lexicalement par une fermeture, au moins partielle, des classes paradigmatiques. (Bolly 2011 : 43)

Toutefois, les chengyu possèdent également des attributs qui les singularisent tant par rapport aux parémies qu’aux expressions idiomatiques. L’une des plus importantes est que les chengyu présentent un caractère éminemment savant, ou du moins sont nettement perçus comme faisant partie des stratégies propres à la langue écrite – et ce, quand bien même un certain nombre d’entre eux sont couramment utilisés à l’oral. Comme le rappelle Stellard (2011 : 2–6), les chengyu, issus de la tradition de la koinè littéraire et faisant très régulièrement allusion à des légendes, à des mythes ou à des événements historiques (quand ils ne sont pas des citations directes d’œuvres classiques), jouissent d’un statut socioculturel tout à fait particulier, en ce sens que leur bon usage apparaît comme un signe patent d’érudition et d’éloquence. Van Tien Nguyen (2006 : 177–179) rapproche à ce titre les chengyu des locutions latines employées en français, tout en reconnaissant les limites d’une telle comparaison (contrairement aux locutions latines, les chengyu, bien que de nature citative, sont des signes linguistiques à part entière du chinois moderne). Le caractère « soutenu » des chengyu se trouve renforcé par l’existence d’oppositions registrales avec d’autres phrasèmes plus oraux (Sabban 1980 : 38–39).

(14)孤掌难鸣 gū-zhǎng-nán-míng
{solitaire-paume-difficile-résonner}
巴掌
bāzhǎngpāixiǎng
{uneclf[7]paumeapplaudirnonrésonner}
« Qui est sans appui est voué à l’échec »

3 Voies alternatives

À travers notre étude, nous avons essayé de montrer que, tout comme la linguistique chinoise peine souvent à rendre efficacement et complètement compte du particularisme des chengyu, les deux grandes catégories d’unités de la phraséologie occidentale et leurs critères définitoires restent également peu convaincants pour les décrire intégralement dans leur « hybridité ». Nous terminerons cependant notre exposé en évoquant brièvement trois voies de recherche qui, selon nous, apparaissent prometteuses.

S’inscrivant dans la mouvance de la Théorie Sens-Texte développée prioritairement par Meľ  čuk, Clas et Polguère (1995), Van Tien Nguyen (2006) discute des problèmes spécifiques que pose le lexique chinois pour l’élaboration d’un Dictionnaire explicatif et combinatoire, ou DEC. Identifiant comme principales difficultés la délimitation des classes lexicales et la différenciation des associations multimorphémiques libres et des combinaisons proprement phraséologiques, le chercheur canadien s’attaque notamment à l’épineuse question des chengyu. Après avoir appliqué sur ces expressions plusieurs tests syntaxiques conçus pour s’accorder théoriquement à n’importe quelle langue indépendamment de sa structure, Van Tien Nguyen arrive à la conclusion que les chengyu s’intègrent dans les catégories des « mots-formes complexes composés phraséologisés » et des « syntagmes-locutions ».

Figure 1: Repérage des chengyu dans la nomenclature de la théorie Sens-Texte (d’après Van Tien Nguyen 2006)
Figure 1:

Repérage des chengyu dans la nomenclature de la théorie Sens-Texte (d’après Van Tien Nguyen 2006)

L’auteur reconnait toutefois lui-même que son étude est très loin d’atteindre l’exhaustivité – puisqu’il se cantonne à analyser trois chengyu, à savoir 惊弓之鸟 jīng-gōng-zhī-niǎo « personne échaudée par une expérience antérieure » (présentée supra à l’exemple (7)), 骨瘦如柴 gǔ-shòu-rú-chái {os-maigre-comme-fagot} « être maigre comme un clou », et 雨过天晴 yǔ-guò-tiān-qíng {pluie-passer-ciel-s’éclaircir} « après la pluie, le beau temps » – et qu’elle pourrait largement être approfondie pour démêler l’écheveau morphosyntaxique que constituent ces phrasèmes.

Du côté des auteurs chinois, parmi les théories qui sortent du lot, nous évoquerons les recherches du lexicologue Wen Duanzheng (2006), qui a tenté de synthétiser l’essence des chengyu sans en occulter la complexité morphologique, syntaxique et pragmatique. Entreprenant de jeter les fondations d’une théorie des 语 yu, c’est-à-dire de toutes les séquences polylexicales du chinois (la plupart des auteurs parleraient ici de shuyu), cet auteur observe d’abord la confusion généralisée qui règne dans la discipline et l’absence de diagnostics fiables permettant de discriminer efficacement les différents types de phrasèmes. Pour y remédier, il propose un modèle d’analyse en deux strates. La première est d’ordre sémantique : il s’agit de repérer le mode primordial d’accès au sens des yu. Inspiré par la philosophie du langage, Wen Duanzheng en distingue trois types possibles : le mode interprétatif (表述语), le mode descriptif (描述语) et le mode incitatif (引述语). Le mode interprétatif d’accès au sens, pour le lexicologue, consiste en l’expression de savoirs sur les objets concrets du monde ou d’expériences acquises à travers la pratique sociale. Cette expression peut être directe (littérale) ou indirecte (extension ou métaphore) et les savoirs véhiculés peuvent reposer tant sur les canaux sensoriels que sur le jugement logique. Le mode interprétatif caractérise les yanyu, phrasèmes équivalents à nos proverbes. Les unités dites descriptives, comme leur nom l’indique, décrivent la forme, l’état, le comportement ou le mouvement des êtres et objets du monde. Leur sens ne renvoie donc pas à des connaissances sur le monde, mais à l’essence des objets, décrite en intension. Ce mode de signification appartient en propre, selon l’auteur, aux guanyongyu, qui se rapprochent le plus des expressions idiomatiques dans le sens de Bolly (2011 : 43 ; voir supra). Le dernier type de yu, dit incitatif, se caractérise par un schéma logique binaire « prologue-exégèse », où la deuxième partie, souvent tue en discours, explicite une première moitié purement allusive. Cette structure marque les expressions à double volet xiehouyu. Malgré la puissance de cette spécification sémantique des phrasèmes, Wen Duanzheng admet que ce premier critère échoue à singulariser les chengyu par rapport aux trois autres types de yu que sont les yanyu, les guanyongyu et les xiehouyu. En effet, il apparaît rapidement que les chengyu peuvent satisfaire à deux des modes de « narrativité » dégagés par l’auteur. D’une part, la majorité des chengyu visent à décrire les objets du monde, se rapprochant donc des guanyongyu ; un certain nombre d’entre eux, toutefois, véhiculent des connaissances, un savoir acquis et se confondent en cela avec les yanyu. De ces derniers, le chercheur donne notamment les exemples suivants :

(15)不平则鸣 bù-píng-zé-míng
{non-juste-alors-cri}
« L’injustice fait pousser des cris de révolte »
(16)寡不敌众 guǎ-bù-dí-zhòng
{peu-non-rivaliser-nombreux}
« Une minorité ne peut faire face à un ennemi supérieur en nombre »
(17)众志成城 zhòng-zhì-chéng-chéng
{nombreux-volonté-devenir-rempart}
« L’union fait la force »

Puisqu’a priori le critère sémantique ne suffit pas pour départager efficacement les différents types de yu et en particulier pour cerner définitivement la nature des chengyu, Wen Duanzheng propose une seconde strate d’analyse, d’ordre structurel et poétique. Aussi l’auteur élève-t-il le quadrisyllabisme comme caractéristique fondamentale des chengyu. Cette affirmation ne signifie cependant pas que tous les phrasèmes quadrisyllabiques du chinois sont à ranger dans les chengyu : des expressions comme les exemples en (18) et (19) sont typiquement recensés parmi les guanyongyu, et le (20) parmi les yanyu :

(18)唱/对台戏 chàng duìtáixì
{chanter // spectacle concurrent}
« Prendre le contrepied, entrer en rivalité »
(19)喝/西北风 hē xīběifēng
{boire // vent du nord-ouest}
« Mourir de faim, n’avoir rien à se mettre sous la dent »
(20)当局者/迷、旁观者/清 dāngjúzhě mí, pángguānzhě qīng
{intéressés // confus, spectateurs // clair}
« Nul n’est bon juge dans sa propre cause »

Comment alors discriminer les différents phrasèmes quadrisyllabiques ? La réponse tient dans l’organisation syntactico-rythmique interne des unités. Wen Duanzheng avance en effet que les chengyu présentent systématiquement une forme de « parallélisme », qui se manifeste par une division symétrique en deux parties (二二相承« bipartition /2-2/ »). Typiquement, ce « parallélisme » s’exprime également par la répétition d’une même structure ({Sujet-Prédicat}, {Déterminant-Déterminé}, etc.) de part et d’autre de la césure, mais il peut aussi totalement faire fi de la syntaxe et se borner à une simple scansion conventionnelle, comme c’est régulièrement le cas dans les « para-chengyu ». Ce dernier point permet d’exclure les guanyongyu et les yanyu à base quadrisyllabique, qui suivent d’autres schémas rythmiques (/1-3/, comme les exemples (18) et (19), ou [3-1], comme l’exemple (20)). À partir de là, le chengyu acquiert une définition précise et sans équivoque : « séquence polylexicale descriptive ou interprétative suivant un rythme quaternaire et divisé en deux hémistiches ». Cette singularisation présente l’avantage, selon l’auteur, de réconcilier analyse scientifique et intuition du locuteur profane. Elle permet, en outre, de dépasser la tentation fallacieuse de faire entrer les chengyu dans les catégories fermées des « parémies » ou des « expressions idiomatiques » en tenant compte de la multiplicité de leurs usages discursifs. On notera notamment la pleine intégration du caractère potentiellement « épiphonémique » des chengyu, qui ne serait rendu possible que si l’expression répond au mode interprétatif de la signification.

L’une des critiques que nous avons formulées à l’encontre de certains théoriciens (surtout chinois, mais aussi Sabban) résidait dans le fait qu’ils tentaient à tout prix de réduire les chengyu à une classe lexicale qui serait censée expliquer la multiplicité des usages de ces unités phraséologiques. Si, en effet, la délimitation des natures grammaticales en chinois repose lourdement sur les comportements syntaxiques, nous avons dénoncé la tendance de vouloir lier inextricablement structure interne et emploi global des chengyu. Viendrait-il à l’idée de linguistes francophones d’analyser le fonctionnement syntaxique de composés comme le qu’en-dira-t-on, ou à la va-comme-je-te-pousse, voire pèse-personne ou gorge-de-pigeon en fonction de leur construction interne ? Ce départ entre les schémas morphosyntaxiques internes des chengyu, multiples (nous avons cité plus haut Sabban [1980 : 11–14], qui identifiait quatre patrons relationnels : {Sujet/Theme-Predicat}, {Determinant-Determine}, {Verbe-Complement} et {Coordination} et ce, sans compter l’éventuel parallélisme interne et autres matrices lexicales récurrentes) et la diversité de leurs usages syntaxiques (actant, prédicat, déterminatif, complément d’énonciation, etc.) nous encourage à envisager différemment la lexicologie et la grammaire du chinois. Dans cette optique, nous trouvons un éclairage dans les essais déployés par Van Raemdonck et coll. (2011) pour rénover un discours grammatical du français de plus en plus engoncé dans son carcan prescriptif. Dans leur tentative de séparer nettement (sans en occulter les relations d’isomorphie) classes de mots et analyse syntaxique tout en replaçant celle-ci dans le cadre d’une théorie de l’énonciation, ces chercheurs tiennent que :

La phrase n’est pas qu’une suite linéaire de mots, elle n’est pas le résultat de la juxtaposition linéaire de mots pris chaque fois isolément. Elle est le produit d’une mécanique d’intégration qui met en relation des structures intégratives intermédiaires de différents types, pourvus chacun d’une organisation interne spécifique. (Van Raemdonck et coll. 2011 : 192)

À notre estime, cette nouvelle terminologie pourrait grandement contribuer à mieux cerner l’essence des chengyu. En effet, à l’instar du groupe déterminatif, de la sous-phrase, du groupe prédicatif second ou particulièrement du discours re-produit (tous définis par Van Raemdonck et coll. comme des structures intégratives), nos unités phraséologiques peuvent occuper n’importe quelle position fonctionnelle, que ce soit constituant de phrase ou déterminant de l’énonciation. Nous pourrions donc affirmer que les chengyu représentent un type de structure intégrative qui serait propre au chinois.

Si nous avançons plus loin, le lecteur aura saisi de toutes nos réflexions que l’une des caractéristiques majeures des chengyu réside dans leur institutionnalisation et dans leur caractère conventionnel, qui se déclinait chez Ma Guofan dans les trois critères du caractère usuel, de l’historicité et de l’« idiomaticité ». De manière plus générale – et nous rejoignons là les arguments de Schapira (1999) pour qualifier ce qu’elle appelle les « stéréotypes du français » –, l’on pourrait en fait soutenir que ces séquences polylexicales, faisant partie d’un stock d’expressions toutes faites issues originellement de la langue littéraire dans lequel le locuteur-scripteur puise pour assaisonner son discours, possèdent un caractère profondément citatif : partie intégrante du patrimoine mémoriel des sinophones, elles incarnent une sorte de « voix de la tradition » (image sur laquelle insistent tant les linguistes-philologues qui s’attachent à en retracer absolument leur étymologie), que l’on invoquerait pour l’intégrer dans sa propre énonciation. Cet ancrage culturel des chengyu, formules tant répétées qu’elles en deviennent presque des clichés, explique aussi leur valeur gnomique et leur force proverbiale, quand bien même ils ne sont qu’exceptionnellement utilisés comme phrases autonomes intégrées dans le texte. En quelque sorte, on pourrait presque affirmer que les emplois autonymique et « épiphonémique » des chengyu, malgré leur effective marginalité, en sont les plus emblématiques.

4 Récapitulatif

L’aperçu que nous avons donné de l’histoire de la recherche sur les chengyu et des différentes définitions linguistiques qui y ont été apportées a révélé, nous l’espérons, que ce fait phraséologique du chinois mandarin, tout « -caractéristique » et « typique » pourrait-on le qualifier, n’en reste pas moins une catégorie fuyante qui se dérobe à toute analyse un peu plus approfondie. Cependant, malgré l’absence de consensus qui règne en la matière, nous pensons être en mesure de dresser une liste de particularités générales ou, dirons-nous, « prototypiques » :[8]

  • Les chengyu, « voix de la tradition », sont des phrasèmes fortement institutionnalisés et répondent à un mode d’interprétation citatif. Très fréquemment (mais non obligatoirement), ils condensent un événement historique ou une légende populaire ou résument/citent/commentent directement des textes anciens ; ils introduisent de la sorte des connotations spécifiques et constituent un remarquable ressort d’intertextualité.

  • Les chengyu, rétifs à toute classification dans une nature, ont potentiellement la capacité d’occuper une multiplicité de positions fonctionnelles, que ce soit au sein de la phrase ou comme déterminant de l’énonciation ; les emplois proverbiaux comme phrases autonomes, bien que rares, sont attestés.

  • Prenant leur source dans la langue classique, les chengyu s’inscrivent dans un registre élevé et formel et s’emploient préférentiellement dans un discours écrit, littéraire sinon savant.

  • L’immense majorité des chengyu (Rocher et Chen [2015 : 4] avancent un chiffre supérieur à 95 %) présentent une scansion quadrisyllabique et répondent souvent à un schéma de bipartition phonologique et syntaxique /2-2/. Plus largement, ils possèdent une structure rythmique distinctive qui s’ancre dans la poétique chinoise. Ce trait prosodique se manifeste particulièrement dans les suites de chengyu.

  • Ces unités sont caractérisées par un certain degré de figement, qui se manifeste sur les plans syntaxique (blocage des propriétés transformationnelles et ordre des constituants généralement inaltérable), sémantique (non-compositionnalité au moins pour une partie d’entre eux) et lexical (restriction paradigmatique). Nonobstant les variations idiosyncrasiques, ils se situent plutôt au sommet du continuum des contraintes qui pèsent sur tous les phrasèmes du chinois mandarin.

  • La nature intrinsèquement figée (dans tous les sens du terme) des chengyu implique immanquablement la possibilité du défigement et, ce faisant, celle de faire l’objet de jeux de mots, manipulations dialogiques et autres transmutations ponctuelles.

Nous proposons donc de donner aux chengyu la définition pratique suivante – qui ne se veut pas intangible :

Les chengyu sont des structures intégratives du chinois mandarin, pouvant, contrairement aux autres phrasèmes de la langue, occuper n’importe quelle position fonctionnelle. Inscrites dans le patrimoine mémoriel des locuteurs et comportant fréquemment un fort caractère allusif, ces expressions conventionnelles originellement de registre élevé ou formel sont fortement institutionnalisées et présentent un éminent caractère citatif. Elles ont pour autres spécificités d’être relativement figées (fixité syntaxique, blocage lexical et éventuelle non-compositionnalité) et de suivre dans une écrasante majorité des cas un rythme quaternaire.

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Published Online: 2016-10-27
Published in Print: 2016-10-1

©2016 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston

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